Salauds de pauvres

Désormais, c'est chose faite, je connais un pauvre ...

Je l'ai croisé souvent, sans me douter. Personne ne le montrait du doigt. Il ressemblait à tout le monde. C'était le premier venu. Autant dire n'importe qui. Je croyais qu'il était comme moi, au début. Qu'il croyait dur comme fer aux vraies valeurs. L'avenir à ceux qui se lèvent tôt. La chance aux audacieux. Le Bon Dieu qui saura reconnaître les siens. Il était - me semble t-il - très respectueux des lois. Des règles. Des normes.On ne l'entendait pas. Jamais un mot plus haut que l'autre. Jamais. Je ne sais pas comment c'est arrivé. Comment son directeur des ressources humaines a pu lui annoncer que, malgré l'extraordinaire bilan de cette année fabuleuse, il n'était désormais plus lié à la poursuite de cette belle aventure. Plus du tout indispensable. Plus du tout.

Je ne sais pas comment on explique cela aux gens. A lui. Aux autres. Je ne sais rien du ton qu'il faut prendre. Rien de la façon dont on doit se tenir face à un type dont on sacrifie la vie, les rêves, les espoirs, comme ça, juste pour améliorer le quotidien d'une flopée d'actionnaires richissimes, vautrés sous un soleil du bout du monde. Je ne sais pas ce qu'on dit dans ces cas là. Pareils qu'aux enterrements, sans doute. Qu'on est peu de choses, tout de même. Que ce n'est rien de le dire. Que les plus malheureux sont ceux qui restent. Des conneries dans ce goût là.

Peut-être même qu'on prend une tête de circonstance. Juste pour la forme. Peut-être qu'on baisse les yeux, qu'on regarde ses chaussures. Peut-être qu'on croise les doigts en espérant que la foudre vous épargne, qu'elle en sacrifie d'autres, à la pelle, mais qu'elle vous épargne, vous et votre belle échine courbée.

Ce pauvre, que je connais maintenant, que je n'ignore plus, avance une théorie intéressante. Il prétend que d'un tel marasme finira par naître le chaos et que les mouvements de révolte ne tarderont plus à céder la place aux gestes de désespoir. Ce qu'il dit est très grave.

Peut-être qu'on devrait les faire taire, les pauvres ...

Salauds de pauvres est un texte de Alain Emery qu'il nous a transmis pour une première diffusion en avril 2007


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