La Rencontre 1/3

Je me suis fait à cette idée il y a quelques mois. Je suis un obsédé sensuel. Et les paramètres de mon obsession sont pour le moins bizarres. J'aime les épaules des femmes. Plus que leurs seins ou leurs jambes, non, les épaules, toutes les épaules. Je ne sais pas très bien si je suis le seul à éprouver ça, et je me garderai bien d'essayer de le savoir.

Autre point non négligeable pour parachever le tableau, j'aime les chignons. Les beaux chignons trônant sur une nuque parfaite et douce, attirance venant peut être d'une certaine fascination pour le sophistiqué. On a pu lire et entendre ici ou là que ce qui faisait tourner le monde masculin, ce serait le sexe. Je n'en ai jamais été complètement convaincu, et moins encore aujourd'hui. La séduction est autrement plus grisante.

C'est sur cette dernière pensée que je fus interrompu par le garçon du café, chemise impeccable à la brasserie parisienne, qui s'enquit mollement de mes volontés spiritueuses. En le regardant partir dans l'allée, j'ai pensé que ce gars-là ne pouvait séduire que des connes. Et qu'il ne devait pas en souffrir plus que ça. Je sirote mon demi à petite vitesse, pour mieux observer la comédie humaine qui sévit autour de moi. Les filles sont d'une beauté convenue et continuellement en groupe. Je me rends compte que je suis seul à être seul. Je me dis que les gens seuls ne doivent pas aller au café.

Ma montre indique dix heures et quart, comme elle l'avait déjà fait hier, et je m'allume un énième cigarillo. Quelques minutes passent et Louise arrive enfin. Les femmes ne pourront jamais comprendre la subtilité des sentiments d'un homme qui attend une femme. Elle est pas jolie, elle est pas moche non plus, elle a du charme et elle s'en doute. L'interview se passe sans problèmes, lent et mesuré comme à mon goût, son projet est pas mal et je suis le premier invité à son vernissage. Je profite du prétexte de l'article pour obtenir son numéro de téléphone, la conscience professionnelle devant bien servir à quelque chose. Elle a les yeux menthe à l'eau et les cheveux courts, elle est photographe et ça lui plaît, ça lui va bien même. Elle me montre ses clichés et je regarde ses épaules. J'espère secrètement qu'elle le vois. Elle a bossé pour la presse, plus particulièrement dans le sport.

Le sport et moi, ça fait trente-quatre. Elle aussi apparemment, elle s'en fout, elle fait ça pour le fric, elle a bien compris quel métier de pute nous faisons parfois. Ce qu'elle fait pour elle c'est plus raffiné, plus personnel, moins "dernier-coup de pieds égalisateur qui les emmène vers une qualification tant espérée" et beaucoup plus flou aussi. Rien que du mouvement, du pris sur le vif, à vous en donner le tournis. Ou alors j'ai trop bu, ce qui n'est pas impossible à l'heure qu'il est. Fort possible même. J'essaye tant bien que mal de me remémorer ce qu'il y a à faire ce soir en ville, histoire de l'emmener avec moi. Il y a bien une obscure soirée jazz dans un café enfumé et plein de charme, mais je ne me décide pas.

Pendant ce temps où je m'embourbe dans mes réflexions, elle me parle et je hoche benoîtement la tête pour cacher ma distraction. Nous sortons ensemble de la brasserie et sommes happés par la brise printanière et un peu froide. Je me rends compte qu'elle est plus petite que moi d'une tête, hésite un moment, puis lui demande ce qu'elle fait ce soir, oubliant que la soirée était déjà bien avancée. Elle me dit qu'elle ne sais pas.

Le projet "La rencontre" date de 1999 Il s'agit d'une initiative commune de Peggy Bosc, Christophe Garcia, Mickaël Nereau et moi-même. Objectif : écrire une nouvelle sur le thème de la rencontre. Voici ma contribution. Photo

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